Mataronirique

Cet article retrace notre sortie sur la Mataroni du 20 au 24 août 2023.

Jour 1

4h45.

Réveil brutal, assommant : nous avons peu et mal dormi. Aurélien, Florence, Maud et moi sommes encore froissés par le manque de sommeil, mais l’excitation du départ est bien là. La voiture est affrétée, ce qui soulage du poids des touques et des quelques 70 litres d’essence à porter au petit matin. Le café bu, le reste des patates sautées de la veille avalé rapidement et c’est nous qui sautons, cette fois-ci, dans la Dacia, direction Regina : depuis Cayenne.

Arrivée à Régina

7h40.

Nous arrivons au Degrad de Regina, et Silva, notre piroguier, quelques minutes plus tard. La coque alu pleine, le 15 chevaux ronronnant, nous partons pour Trou cochon. Malgré la saison sèche déjà bien entamée, nous passons la Villette et les autres sauts sans difficulté, mais non sans quelques embûches et quelques poulets sauvages essayant désespérément de traverser la Mataroni en volant. Un vol ridicule mais pas dénué d’une certaine beauté. En fin de trajet, la piste forestière, dernière idée saugrenue pour « développer » le département, apparaît comme une balafre au milieu d’un visage : le rouge de la latérite comme une insulte à cette forêt sempervirente. Que de démons en cravate, que de carnages en chaussures d’acier pour que quelques collectionneurs, à New York ou à Shanghaï, s’empiffrent sur des tables en Amarante… Difficile d’y voir un quelconque développement ! A quand le pont sur la Mataroni, à quand l’autoroute au milieu de la forêt, pour exploiter, disent-il, « cette ressource laissée à l’abandon » ?…

Midi.

Nous atteignons le Carbet sans devoir passer d’obstacles à la cordelle. Août semble le bon moment pour cette sortie. Le murmure permanent du Saut berce nos esprits vagabonds alors que nous commençons à rédiger ce journal dans nos hamacs. Marchez sans crainte pieds nus sur le sable, les enfants : ces guêpes n’en sont pas vraiment.

Trou cochon
La sieste

15h.

Seul avec soi-même, comme pour réfléchir ses névroses. Demain nous laisserons une partie de nos affaires dans une touque que nous cacherons sur une berge. Rien ne sert de partir trop chargés puisque nous repasserons dans 3 jours. Nous y laisserons aussi quelques uns de nos démons : puissent-ils avoir été mangés par les fourmis à notre retour. Nous tâcherons de rejoindre Saut Ciment, à une dizaine de kilomètres en amont.

21h.

Espérant qu’il n’y aura pas trop de chablis, nous tâchons de gagner le sommeil, bercés par les Rainettes pattes-d’oie et quelques grillons. Nos hamacs gonflés de vent chaud, berçant, dodelinant, comptent avec nous comme des horloges les moutons dans un ciel sans nuage.

Jour 2

8h40.

Drôles de rêves. Il est en effet temps de laisser nos démons dans cette touque pour s’hasarder dans des sauts et nager dans des rapides. Nous préparons le départ pour Saut Ciment, à quelque 5 heures de pagaie en amont, paraît-il. Nous avons pris un canoë 3 places, même si nous sommes 4, car le 4 places aurait été importable dans les Sauts. Le barreur se positionne sur la poupe du canoë, ce qui le risque à la chute à chaque branche un peu scélérate, mais permet d’économiser une précieuse énergie.

9h.

Si les Syrphes sont inoffensifs, méfiez-vous cependant des scolopendres ! Elles se tapissent dans les chaussures et c’est pas faute de les secouer, elles s’accrochent ! La piqûre sur un orteil est effrayante, très douloureuse. L’impression que l’os est cassé ! Nous décidons de retarder notre départ. Ces piqûres sont douloureuses mais ne durent pas. Au bout d’une heure, la chaleur disparaît. Nous embarquons.

11h30.

Les 3 premiers portages minent le moral. Heureusement le canoë n’est pas trop lourd. Le premier est rocheux, le second boueux, et le dernier sablonneux – c’est le pire, à flan de colline : le risque de chute est important et le canoë passe difficilement. A la bifurcation nous décidons de continuer de passer le saut à la cordelle, moins risqué. Mais cette technique demande de la patience, de l’anticipation et de l’agilité pour sauter de rocher en rocher.

13h.

Nous progressons sur une rivière très encombrée. Les chablis sont légion, mais le niveau d’eau permet d’en passer la plupart sans descendre à l’eau, ou presque. Août est donc bien le bon moment. Cependant, les portages du matin ont fragilisé notre détermination : et si le reste du parcours ressemble plus à une promenade de santé, psychologiquement, l’idée d’entendre à nouveau un saut nous rend moribonds. Les cascades Valentin sur la gauche, puis le layon de la Savane roche, bien visible à droite, rythment la fin de la remontée. Le Saut Ciment apparaît alors majestueux derrière un méandre, éclairé par le soleil de la fin d’après midi, une fois passés les derniers chablis les plus difficiles. Nous avons mis 5h de pagaie, sans les pauses, entre Trou cochon et Saut Ciment. Ainsi peuvent reprendre les activités quotidiennes de toilette, vaisselle, cuisine, etc., l’accès à l’eau est facile et pratique. L’espace carbet est grand et le bivouac confortable.
Saut Ciment
L’espace Carbet bâche

21h50.

Demain nous entamerons la redescente et dormirons sur la Savane, à 45 minutes de pagaie et une heure de marche de là. Nous pouvons donc nous offrir une grâce matinée, puisse-t-elle être rêveuse !

Jour 3

9h40.

Prendre soin de soi. Se couper les ongles. Se laver les dents. Brosser ses cheveux. Le marc de café mélangé au savon de Marseille pour nettoyer la peau et le cuir chevelu en profondeur. L’huile de Carapa pour cicatriser les petites coupures et hydrater. L’espace carbet est bien ombragé, idéal pour lire ou papoter ou faire ses ablutions.

11h48.

Vivre avec soi, le lieu s’y prête ! Mais n’est-ce pas là la plus difficile des expériences humaines. Se supporter quand on se retrouve seul avec soi-même. Affolés dans le train à grande vitesse du quotidien, le « va que j’te pousse » de relations sociales sans intérêt, des mondains, des affaires de la cité : ici, les Morphos nous rappellent à notre première nature, à la nécessité des premiers besoins, et le temps cogne sans pourtant se faire entendre. Ce qui ne manque pas d’être angoissant, parfois.

14h30.

Nous entamons notre descente vers la Savane roche. Descendre une rivière est toujours plus technique que la remonter. Le risque est de dessaler sur un obstacle : ce qu’on appelle une cravate. Il faut donc anticiper davantage et en demander plus à ses pagayeurs. Quoiqu’il arrive, ne jamais cesser de pagayer, sauf si le barreur le demande. Car alors le canoë n’est plus manœuvrable… nous en avons fait l’expérience 100 mètres après notre départ, ce qui n’a pas manqué de miner un peu le moral. Mais une erreur si courante est à faire avant les gros obstacles ! Puisque c’est chose faite, nous ne craignons plus qu’elle se reproduise sur des rapides. Nous avons fait de l’eau aux cascades puis sommes repartis. Les gros chablis peuvent se passer à la cordelle pour sécuriser davantage l’équipage. La pratique du Canoë de rando est définitivement incompatible avec toute forme d’individualisme. Chacun est le corps de tous, la matière même de ce même bateau.

15h30.

Au niveau du départ pour la Savane, il y a un espace carbet. Nous y laissons notre canoë et une touque, et ne prenons que le repas du soir et nos affaires pour bivouaquer. Il y a un espace carbet sur la savane : il suffit de suivre les pierres mises en ligne et les cairns. Le layon est en bon état pour qui sait le suivre correctement. Nous avons fait l’erreur de nous fier à notre GPS, quand une bonne observation aurait suffit. Le passage répété des chaussures se remarque assez bien. Se faire confiance est la clé. Fiez-vous à vos instincts : les GPS ne feront ici que vous embrouiller. Nous avons donc dévié entre les chablis dangereux et déroutants – hors-layon de malheur. Mais il n’est pas rare d’y croiser une espèce de Dendrobate à Tapirer magnifique, seule petite touche de sublime dans cette végétation bouffie d’épines.

21h.

Le feu crépite sur la savane, les reliquats du repas dorment sur la roche chaude et nous racontons, refaits et apaisés, des histoires d’enfance en regardant un ciel murgé d’étoiles. Les frayeurs de l’après midi ont laissé place à une douce nostalgie. L’alizé se brise sur les quelques herbes qui colonisent la savane, d’est en ouest ; et ce vent chaud des mers du sud, qui en saison des pluies n’entre pas si loin dans les terres, berce nos endormissements sous la voie toujours plus laiteuse de ce ciel sans lune. Août, décidément !

Jour 4

6h.

Le cris des poulets des enfers nous réveille. Juste sous nos hamacs ! Parakwaaa Parakwaaa. Puis le soleil s’y met… La chaleur se fait vite insupportable. Il nous faut redescendre : de l’eau, vite ! De l’eau pour boire, certes, mais aussi pour nager et surtout pour rêver, comme le liant universel entre nous et nous-mêmes.

11h30.

Nous reprenons notre descente de la Mataroni sans trop d’embûches. La descente sera plus longue que la remontée, car chaque obstacle demande une manœuvre particulière ; plus longue, plus épuisante pour le barreur (dont la pagaie se casse à force de contraintes) mais magnifique au milieu des méandres, des arbres morts encore vivants, accompagnés par le vol de courtoisie des Martin Pêcheurs. Les Sauts se redescendent sans problème en suivant le parcours emprunté à l’aller. Ralentissez dès que vous les entendez, et cherchez un contre-courant d’où vous pourrez analyser leur descente ! N’essayez pas de descendre les sauts à la pagaie, vous y laisserez vos vivres, et sans doute vos canoës.
La descente

16h

Au milieu des sauts, un pagayeur attentif remarquera sur certains rochers, souvent les plus volumineux et proches du bouillon, des empreintes particulières, longilignes ou circulaires. Ces semblants de traces, faites sans faire exprès de la main de dizaines de générations d’artisans, signent la présence millénaire des peuples amérindiens qui parcouraient cette forêt avant le choc bactérien. Sociétés dites primitives, sans écriture donc sans histoire, qui ont pourtant marqué par leurs polissoirs la roche pour les millénaires à venir. Quand nos cités de béton et d’acier auront disparu, quand nos mémoires se seront effacées du ciel interactif ou de la toile de nos réseaux, ces polissoirs sans histoire, sorte d’anarchives, donneront la leçon à notre ethnocentrisme d’académie, à nos bibliothèques poussiéreuses et moisies depuis longtemps, et feront la part belle à ces peuples taiseux pourtant ici tellement bavards. Car il y a des histoires silencieuses, qui ne laissent de traces qu’accidentelles, et qui demandent une sensibilité différente pour être remarquées. La science de l’Histoire manipule les choses au lieu de les habiter. La Mataroni appartient à ce genre de lieux qui respirent le passé plus qu’ils ne le révèlent, et qui demandent une interprétation subtile, malgré tout ce que peuvent écrire nos historiens vieillissants.
En parcourant ainsi ces vestiges informels, ces coups de stylos involontaires et préhistoriques, comment ne pas s’imaginer l’enfant nu frottant ses pierres contre la roche. Ce garçon éternel mimant les gestes de ses aînés, se râpant les doigts dans les anfractuosités, saignant souvent sur son labeur pour obtenir des résultats médiocres, parfaisant son geste avec la répétition, la détermination et parfois la colère ; ce garçon avait-il des rêves ? Que pouvait-il imaginer le soir dans son hamac, en lieu et place d’où nous sommes à présent : pêcher ? Chasser ? Séduire ? Et cet éternel jeune homme qu’il sera devenu, avec son port musclé, sa tête haute ; avait-il lui aussi des démons, des névroses, des délires obsédants ? Imaginait-il lui aussi la vie de ses ancêtres, des mondes lointains aux couleurs différentes ? Alors que nous nous couchons à Trou cochon, après 6h de pagaie et de rêveries, il nous parle, cet éternel jeune homme d’un autre temps et dans une autre langue : il  nous murmure ses secrets, ses désirs, ses festins, ses échecs. Et nous bavardons tous les cinq, de comment faire sécher le poisson, de nos musiques et de nos danses, de nos vieilles jeunesses et surtout de nos mondes à l’agonie.
Anarchives

Demain, nous rejoindrons La Villette où Silva nous attendra. Comptez 6 heures de pagaie pour redescendre les 20 kilomètres depuis Trou cochon jusqu’à La Villette. Sans compter les quelques instants de rêverie, encore et heureusement, inquantifiables.

par Kevin Gobert,
Le 28 Août 2023

8 commentaires à propos de “Mataronirique”

  1. Quel plaisir de lire ce récit poétique, philosophique! Ça donne envie de revenir en Guyane.
    Une ancienne de l’Aspag.

  2. Merci pour ce magnifique résumé de notre épopée, les Argonautes n’ont qu’à bien se tenir!

  3. Merci Kévin de nous avoir transporté avec autant de poésie dans votre canoë déjà bien chargé. Tu rappelles bien, avec des mots, pourquoi on est accros à ces aventures.

  4. Merci pour ce partage, Kevin, qui m’a permis de voyager avec vous quatre le temps de ce périple relaté de si belle manière !

  5. Quel récit haletant… Et en plus vous avez échappé aux poulets de l’enfer vert! Et tel Orphée, bravant tous les périls, vous en êtes ressortis, heureusement sans vous retourner!! Bravo!-)

  6. Quel lyrisme mon très cher Kévin… ça a permis à quelques souvenirs pas si lointain de ressurgir ! Merci

  7. En effet, très belle retranscription poétique de notre magnifique périple le long de cette si belle rivière. Merci pour ce beau souvenir !

  8. Merci Kevin pour ce magnifique récit, vivant, sensible et enthousiaste. Un récit qui te ressemble et à travers lequel je me suis reconnue.